samedi 20 mai 2017

Jorge Ben – Jorge Ben (1969)


Nous en sommes en 1969 et le Brésil a définitivement basculé dans une dictature militaire. La répression est devenue féroce et certains fers de lance du tropicalisme, les plus politisés d’entre eux (Chico Buarque, Caetano Veloso et Gilberto Gil notamment) sont emprisonnés puis contraints à l'exil. Assez loin de toute cette agitation, Jorge Ben fait figure de jouisseur. Il est lié au mouvement Tropicalia, mais s’en détache aussi fondamentalement, à l’instar des sublimes Novos Baianos, qui arriveront un peu plus tard. Ben est moins engagé politiquement, se réfère davantage aux sources de la musique brésilienne, est moins « expérimental », moins subversif, moins lettré. Mais pas moins talentueux. Et il a notamment un sens inné de la mélodie et du rythme qu’on ne retrouve pas forcément chez les autres.

Auteur en 1963, avant tout le monde, d’un premier album fulgurant, un vrai manifeste de samba d’après-guerre (le classique Samba Esquema Novo), Jorge Ben privilégie alors la pureté des chansons guitare-voix, les mélodies faciles et hypnotiques et les paroles très premier degré qui célèbrent les plaisirs simples du peuple brésilien, chantant l’amour, les jolies filles, la plage, le football, le soleil... Aucun lien avec le tropicalisme en somme. Il n’est pas encore le grand songwriter qu’il va devenir (même s’il a déjà à son actif les classiques absolus Mas Que Nada et Chove Chuva), et se situe clairement un petit cran en dessous des maîtres cités en exemple ci-dessus, qui ont déjà publié plusieurs grands albums chacun.

Après quelques galettes dispensables produites à la chaîne à la suite du succès du premier album, Jorge se reprend et convoque pour son album éponyme de 69 les plus fines gâchettes du moment : ses vieux compères du Trio Mocoto le rejoignent en studio pour la première fois, tandis que l’immense Rogerio Duprat, le maestro du tropicalisme, s’occupera des arrangements et de l’orchestration de certains titres. Et c’est justement dans les arrangements que l’on trouve la principale nouveauté musicale de ce disque : les violons, violoncelles, contrebasses, cors d’harmonie, trompettes, clarinettes et autres flûtes traversières sont légions, enveloppant certains titres d’une ombre baroque sublime. Cet embourgeoisement soudain le rapproche alors brusquement de ses compères tropicalistes, ce qui le placera dans une compétition féroce au chef d’œuvre, les Gil, Veloso et Buarque publiant à cette époque-là classique sur classique. Au-delà de l’instrumentation, c’est aussi une certaine conscientisation de sa musique qui va le rapprocher de ces grands tropicalistes, en célébrant notamment sans voile les racines africaines du Brésil et la fierté noire.

L’ambition ainsi retrouvée, Jorge nous pond certains de ses titres les plus aventureux : Descobri que Eu Sou Um Anjo (« J’ai découvert que j’étais un ange ») par exemple, avec une orchestration soyeuse que n’aurait pas renié Burt Bacharach, Scott Walker ou Serge Gainsbourg, joue avec les dissonances, complexifie les harmonies et laisse entrevoir un texte poétique, surréaliste et prophétique d’une force évocatrice puissante.

Mais Jorge Ben a l’intelligence de garder sa musique proche du sol et à l’inverse de certains de ses contemporains, qui pouvaient avoir tendance à glisser vers l’auto-indulgence et les expérimentations pénibles, Jorge n’oublie pas de faire danser ses auditeurs. Take It Easy My Brother Charles fait ainsi preuve d’une classe infinie, avec ses saxophones, ses trompettes et son swing imparable, mêlant anglais et portugais pour interpeller son ami américain « de couleur » Charles, et offrir au passage une vision profondément optimiste des tensions raciales en cours sur le continent nord-américain. A ses yeux, le peuple noir a le monde à ses pieds, il a vu l’homme blanc marcher sur la Lune, de grandes choses sont possibles. Il a maintenant le devoir de se libérer de ses chaînes, de retrouver sa dignité, de chanter son amour à la Terre entière ! In fine le vrai mystère entourant cette chanson réside donc dans la question suivante : comment cette chanson n’est-elle pas devenue immédiatement un hit intersidéral ?

Avec Bebete Vãobora, sur des sujets plus triviaux de jalousie conjugale, Jorge Ben déroule son samba de nouvelle génération avec une facilité déconcertante. Jorge a trouvé la formule magique, il en usera désormais sans modération. Les paroles sont encore une fois délicieuses de drôlerie premier degré : « Je ne peux plus arriver en retard, et même plus penser à m’absenter. En effet, le nouveau patron est loin d’être mon ami, et donc comment veux-tu que je t’achète, si je me fais virer, de nouvelles sandales pour que tu ailles danser la samba ? ».

A ce titre, son Pais Tropical - présent sur cet album et composé originellement pour le grand sambiste Wilson Simonal - est l’exemple le plus hilarant de l’immense amour de Ben pour les choses simples de la vie et l’apothéose de cette simplicité heureuse. C’est le cri du bonheur du Brésilien qui se rend compte de l’incroyable chance qu’il a de vivre dans un sublime pays tropical, fêtant la suprême jouissance d’être tout simplement vivant : « Je vis dans un pays tropical, béni par Dieu… Mais quelle beauté ! En février, il y a le carnaval ! J’ai une voiture, je suis Flamengo et j’ai une copine qui s’appelle Teresa ! ».
Alors que l’identité brésilienne reste récente et fragile, Jorge en attrape toutes les facettes sans même s’en rendre compte, avec une complexité et une finesse qui se fera grandissante avec le temps.
Avec cet album éponyme de 1969, à la sublime pochette psychédélique, Jorge Ben s’impose donc une bonne fois pour toute dans la cour des grands compositeurs et interprètes brésiliens. Si les intellos préfèreront toujours un disque de Buarque ou Veloso, il n’en reste pas moins que Ben est l’un des grands maîtres contemporains de la musique brésilienne, parvenant à allier avec une facilité déconcertante la tradition nationale (samba, choro…) et quelques éléments importés des cousins anglo-saxons (pop, rock, jazz…), pour un résultat à couper le souffle.

L’aventure ne s’arrêtera évidemment pas là. Après cet album éponyme, Jorge accouchera d’un nouveau classique (le stupéfiant « Força Bruta », paru en 1970) avant de partir dans un trip ésotérique au long-cours, qui apportera au monde les sublimes A Tabua de Esmeralda et Africa Brasil.
Peut-être (définitivement ?) le plus sous-estimé de tous les grands maîtres brésiliens.


Salve salve Jorge Ben !

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