Revolver est, sans aucun doute, l'un des 4 meilleurs albums
des Beatles (avec Sgt. Pepper, le White Album et Abbey Road), et par bien des
aspects mon disque préféré de la bande de Liverpool.
En 1966, les Beatles ont pris une décision fracassante qui,
on le découvrira plus tard, changera le cours de l’histoire de la musique. C’est
décidé, les Beatles ne souhaitent plus donner de concerts. Plus jamais !
Consternés par les évènements survenus en Philippines, dégoûtés et épuisés par
les tournées marathons, submergés par l’hystérie des fans qui couvrent toute
tentative du groupe de se faire entendre, les Beatles sont arrivés à la fin
d’un cycle. La bonne nouvelle est que désormais, le groupe est libre de
composer ce qu’il veut. Forts de leurs statuts de superstars, ils se voient
libérés de toute barrière artistique, n’ayant plus à reproduire en live ce
qu’ils enregistrent, et se permettent ainsi de squatter les studios d’Abbey
Road jours et nuits.
Et alors que Rubber Soul montrait déjà des signes novateurs,
en cassant, sur certaines chansons, le style léger que s’était forgé le groupe,
Revolver passe à une vitesse radicalement supérieure, boosté par ce sentiment
de liberté créatrice.
Le Tomorrow Never Knows de Lennon est à ce titre une rupture
stupéfiante avec tout ce qu’avait pu faire le groupe avant. Ce collage sonore
hautement psychédélique et hypnotique est une véritable prouesse technique, qui
n’aurait été possible sans les talents d’un certain Geoff Emerick, le tout
nouvel ingénieur du son des Beatles sur ce disque. Celui-ci, contrairement aux
vieux pontes d’EMI, ne rechigne jamais à expérimenter des nouvelles choses en
studio avec le groupe, laissant libre cours à leurs idées et lubies les plus
saugrenues. Emerick parviendra ainsi à retranscrire fidèlement les sons que
John et les autres entendaient dans leurs têtes. Pour l’anecdote, Lennon exigea
pour Tomorrow Never Knows que sa voix sonne « comme le Dalaï-Lama
psalmodiant depuis le sommet d’une montagne lointaine » (!), et fût ravi
de ce qu’Emerick parvint à lui pondre.
C’est avec son talent habituel que George Martin réalise quant
à lui les arrangements de l’album, comme ceux de l’inégalable Eleanor Rigby
écrite par McCartney. Les violons soyeux de l’orchestre et la mélodie d’orfèvre
concoctée par Paul sur ce titre, qui interprète sublimement la chanson, sont
quasiment ce que les Beatles feront de mieux de toute leur carrière. Quelle
classe infinie quand on y repense…
Et le groupe ne se contente pas de ces deux chefs-d’œuvre. Lennon
balance l’éternel I’m Only Sleeping, auquel McCartney répond avec les
progressions harmoniques incroyables de Here, There, Everywhere, qui préfigure
tout ce que feront Elliott Smith et Belle & Sebastian plus tard. Lennon, au
sommet de sa forme, réplique avec la fascinante She Said She Said. Mais
McCartney fini par faire fondre les tous les cœurs d’artichauts avec la sublime
For No One. Lennon est d’humeur plus badine et assène la jouissive And Your
Bird Can Sing, missive pop acide et réjouissante dont le destinataire fait
encore débat aujourd’hui (McCartney ? Jagger ?).
A cela, il faut ajouter un George Harrison qui s’affirme de
plus en plus dans son rôle de compositeur, prenant confiance en lui et creusant
la veine indienne initiée sur le disque précédant. Celui-ci accouche du Taxman
d’ouverture, au riff de guitare novateur, et y ajoute la très belle Love You
To.
Les classiques s’enchainent. Même Ringo s’y met et interprète
la drôlissime et absurde Yellow Submarine de Paul, qui sera reprise par tous
les pochtrons anglais des décennies durant au cours de longues nuits de
beuverie.
A vrai dire, seules deux chansons (sur 14) semblent plus
anecdotiques : Doctor Robert et … Et qui sont loin d’être mauvaises. Rendez-vous
compte. Quel exploit quand on y repense. 12 classiques en un seul album. Dans
l’histoire de la pop, il n’y a pas grand monde en dehors des Beatles qui en a
été capable. Réécoutez les
classiques : Stones, Beach Boys, Led Zep, Pink Floyd, Hendrix, Dylan, Who,
Kinks… Partout il y a des choses à jeter. Vous trouverez peut-être 4 ou
5 albums de ce niveau-là, mais pas plus. Aujourd’hui encore, l’écoute de cet
enchaînement magique laisse pantois.
Par bien des aspects, Revolver est le dernier disque qui est
placé aussi bien sous l’égide créatrice de Lennon que de McCartney. Sgt. Pepper,
le disque suivant, se fera quant à lui sous la direction de Paul, celui-ci
rêvant de créer un concept-album parfait (et y parvenant). Un John rageur et
complétement accro - à l’héroïne et à sa Yoko - prendra par la suite sa
revanche en se comportant en tyran lors de l’enregistrement chaotique de
l’album blanc. Paul reprendra finalement les choses en main sur Abbey Road
(après l’ignoble interlude de Let It Be), étant le seul Beatles à se préoccuper
encore suffisamment du destin des chansons du groupe. Arrivé à ce stade, il sera
d’ailleurs difficile de qualifier les Beatles de « groupe », chacun
des Fab Four composant et interprétant ses propres chansons de manière
complètement indépendante, le tout en prenant un soin particulier à ne jamais
se croiser en studio.
Et tandis que des esprits chafouins ne cessent de réévaluer,
de façon assez disproportionnée, Rubber Soul, Revolver est bel et bien le
disque sur lequel on peut entendre les Beatles à leur sommet, Paul et John se supportant
encore suffisamment pour réussir à collaborer ensemble dans l’intérêt supérieur
de la musique. McCartney ajoute un pont sur une composition de Lennon, Lennon
participe aux paroles d’une chanson de McCartney, et ainsi se construisent les
chefs d’œuvre. Si les deux comparses ne composent plus la majorité de leurs
chansons ensemble, et montrent déjà quelques signes de tensions inquiétants, leurs
egos respectifs sont encore suffisamment maitrisés pour leur permettre de faire
avancer les compositions en toute intelligence.
Revolver sera au final un succès considérable. Se détachant définitivement
de leur image de « bons garçons » et de « groupe à
minettes », les Beatles parviennent encore à vendre et s’affirment alors comme
une force créatrice sans égale dans le monde de la musique, laissant Stones et autres
Beach Boys sur le bas-côté, incapables de suivre.
Et puis, Revolver explore, expérimente, ouvre des portes. Il
montre la voie à une nouvelle génération, tout en parvenant à rester
parfaitement mélodique. C’est là un équilibre fragile que très peu de groupes
psychédéliques parviendront à atteindre par la suite…
Bref, vive Revolver, et vive les Beatles !